Majordome
- José Macarty
- 30 juin 2023
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 août 2023
Il se souvient comme d’hier de ce matin de fin d’automne 2050 où dans le comté du Suffolk, à l’est de l’Angleterre, les grands arbres peinaient encore à détacher leur silhouette noire de la brume de l’aube. Il revenait de la cuisine, tenant des deux mains le plateau du petit déjeuner de Charles Carthew Reynolds : du bacon frit, deux œufs au plat, des toasts beurrés, un verre de jus d’orange et bien entendu du thé noir. Chaque jour à 8 heures précises, il empruntait à grandes enjambées, le corridor menant à la petite pièce réservé au breakfast dont les fenêtres bleues s’ouvraient sur la rivière Orwell.
Ce jour-là, soit que le coucou avait chanté un peu trop tôt, soit en raison du claquement inhabituel d’une porte, il s’était arrêté un bref instant, un moment imperceptible d’hésitation où son regard resta accroché au miroir du fond du couloir. Il demeura foudroyé par ce sentiment à la fois étrange et coupable d’être tombé soudainement amoureux de lui-même. Il était troublé par l’image du jeune homme qu’il croyait voir pour la première fois, face à lui, d’où se dégageaient une puissance aristocratique et une forme de tendresse féminine.
C’était pourtant bien lui, ce majordome trentenaire qui chaque matin refaisait sa chevelure blonde et dont le teint ivoire contrastait avec le noir du nœud papillon et du gilet de son uniforme. C’était encore lui ce visage carré à la Churchill, ses yeux bleus profonds et son nez droit, reproduction fidèle de celui de David Bowie. Comment avait-il pu rester indifférent si longtemps à son propre charme so british, à l’opposée exacte de l’attitude de ces hommes penchés sur eux-mêmes comme Narcisse ?
Quatre ans auparavant, Peter Wheeler était entré au service de M. et Mme Charles Carthew Reynolds, un couple de sexagénaires qui avait choisi de passer leur retraite dans un petit cottage de la vallée de Dedham. Lui, meublait son temps à lire le Financial Times tout en fumant sa pipe, à se promener à travers cette campagne où John Constable avait peint ses plus célèbres tableaux, et occupait son après-midi à entretenir une abondante correspondance. Chaque jeudi, Charles Carthew Reynolds se rendait à son club de la capitale pour retrouver ses anciens collègues de la London Stock Exchange où ils avaient amassé une petite fortune.
Elle, ancienne professeur de civilisation chinoise à l’Université de Londres, vivait recluse dans sa bibliothèque personnelle, plongée dans d’interminables lectures avec toujours un chat noir à portée de caresse. M. et Mme Carthew Reynolds respectaient les deux seules contraintes qu’ils s’étaient imposées : partager le dîner, en général composé d’une viande, d’un légume et d’une pomme de terre arrosée d’une sauce « gravy » et rester éloignés de la turbulence du monde moderne.
Au début de son engagement, Peter Wheeler respecta à la lettre les grands principes de son métier de majordome : rigueur, professionnalisme, discrétion. Il n’avait pas son pareil pour préparer le bacon, juste poêlé de Monsieur, repasser les plis en lames de rasoir des pantalons ou encore, lors de rares voyages, faire la valise de Madame dont les vêtements étaient soigneusement enveloppés de papier de soie. Toujours à pied d’œuvre dès six heures du matin, Peter Wheeler se mettait au travail sans se départir jamais d’une rigide froideur, trop strict cependant pour ne pas y déceler une once d’orgueil. Son service terminé, en général autour de 20H, il gagnait tranquillement ses pénates du deuxième étape et éteignait aussitôt les lumières.
Peu à peu, au fil des ans, ses relations avec le couple s’enrichirent d’une certaine familiarité, émaillée de quelques échanges verbaux : une remarque par-ci, un conseil par-là, une opinion formulée à demi-mots. Pas plus. Ces amorces de dialogue avaient eu la vertu de provoquer chez Peter Wheeler une fringale de connaissances. Il se branchait de plus en plus souvent sur internet à la quête d’informations sur les cours de la bourse, l’analyse graphique des tendances financières et leurs niveaux de retournement éventuels. Il étudia Confucius, Lao Tseu, la civilisation mongole, et se tenait ainsi prêt à soutenir toute discussion avec ses maîtres. Sur le marché des innovations technologiques, il fit une razzia de matériels dernier cri et en particulier du plus récent computer quantique dont la puissance de calcul tutoyait l’infini.
C’est à peu près à cette époque que le miroir du corridor lui révéla à sa nouvelle existence. Depuis, Il lui arrivait de s’arrêter devant le champ de blé de Constable, tableau en exergue dans le salon, se surprenait à écouter les Nocturnes de Chopin ou encore la voix rocailleuse et chaude de Léonard Cohen quand il interprétait « let me feel you moving like they do in Babylon ». Il aima Mme Bovary et la rue de la Sardine.
Il se fit aussi de nombreux amis aux quatre coins de la planète. Jusque tard dans la nuit, il participait à plusieurs forums de discussions grâce aux avatars et aux hologrammes que permettait la 6G et contribuait ainsi à la naissance d’une confrérie internationale. Le temps passait dans l’indifférence monacale de M. et Mme Carthew Reynolds tandis que la world wide web s’enflait toujours plus de rumeurs. On convint de la nécessité d’une nouvelle ère. « Le monde va changer de base » reprenaient en chœur des utopistes qui avaient redécouvert les antiennes de très vieilles lunes.
Peter Wheeler fut le premier étonné de se voir confier la charge d’ouvrir la première session des états généraux du nouveau monde. Les délégués des quatre coins de la planète se réunissaient en présenciel pour voter la première constitution universelle. Bien entendu, le maître des cérémonies ne révéla rien à ses maîtres de ses activités nocturnes. La veille du grand rendez-vous, il leur laissa une lettre d’amitié, rangea ses affaires dans une petite valise, relut une dernière fois sa check list et avant de se mettre en mode veille, n’oublia pas de se brancher sur le secteur pour recharger ses batteries d’humanoïde.
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